Vers la paix et la justice au Brésil
Dominic Barter et les Cercles restauratifs
Par Joshua Wachtel
Dans EFORUM, International Institute for Restorative Practice
Traduction française initiale : Nicolas Bagnoud
En 2004, le ministère brésilien de la Justice a reçu une petite subvention du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) afin de permettre le lancement des premiers projets pilotes de Justice Restaurative (JR). Ces projets, prenant en compte le contexte social particulier de la violence urbaine au Brésil, ont réuni des directeurs d’écoles, des juges, des travailleurs auprès des tribunaux, des autorités pénitentiaires, des services sociaux et des dirigeants communautaires locaux. L’objectif était de mettre sur pied la réponse restaurative la plus large possible face aux ruptures de sécurité les plus interpellantes au sein de la communauté. Si les Brésiliens sont reconnus à juste titre pour leur manière créative de célébrer la vie, ils vivent également avec des déséquilibres de richesse flagrants et une banalisation de la violence : les assassinats sont la principale cause de décès chez les moins de 25 ans.
A Rio de Janeiro, 20% de la population vit dans les favelas, des bidonvilles surpeuplés composés de maisons communautaires étroites, à plusieurs étages et très délabrées. Les gangs de la drogue sont les principaux employeurs de la jeunesse citadine. L’éducation, la vie familiale et la cohésion sociale sont très marquées par la peur ambiante, la loi martiale improvisée et la lutte pour joindre les deux bouts.
Dans le milieu des années 1990, Dominic Barter a commencé à travailler avec les habitants des favelas, dont des membres des gangs de la drogue, pour les aider à consolider des options non-violentes dans le travail avec les jeunes. "J’ai vu la violence comme un monologue", déclare Barter. "Les réponses de l’Etat et celles des gangs vis-à-vis de la violence étaient plus ou moins les mêmes. J’ai voulu instaurer un dialogue." Début 2005, Dominic aida à organiser la première présentation publique nationale sur les pratiques de la Justice Restaurative, lors du Forum Social Mondial au Brésil. Le ministre de la Justice entendit la présentation de Barter et l’engagea à élaborer un modèle de conférence et à former des facilitateurs pour deux ou trois projets pilotes, à São Paulo et Porto Alegre.
Barter est un autodidacte de la Justice Restaurative. Il a grandi en Angleterre et se rendit pour la première fois le Brésil en 1992, pour y assister à la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement. Il s’installa à Rio en 1999. Ses formations de base dans les domaines du théâtre, de l’éducation et du changement social impliquaient, dit-il, un engagement créatif avec le conflit. Il devint l’un des collègues de Marshall Rosenberg, fondateur du Center for Nonviolent Communication (CNVC), qui étudie comment les gens utilisent leur pouvoir pour instaurer des relations de partenariat et de coopération, en "mettant l’accent sur la compassion comme motivation de leurs actions, plutôt que sur la peur, la culpabilité, le blâme, la coercition, la menace ou la justification de la punition". (www.cnvc.org)
En juin 2000, un détournement de bus avait choqué la nation. Son issue avait été le décès tragique du pirate et d’un passager, suite à une fusillade initiée par un officier de la police de Rio. Barter vit le déroulement des évènements à la télévision et apprit plus tard comment les négociations entre la police et l’agresseur avaient été bâclées. (Il réalisa également à sa grande surprise qu’il avait déjà rencontré l’agresseur). Chaviré par la réaction excessive de la police, Barter entra en action. "J’ai appelé toutes les personnes que je connaissais, et nous avons commencé à apprendre comment réagir autrement à de telles situations, tout d’abord en nous éduquant nous-mêmes, puis en donnant des formations et en nous adressant aux policiers en leur proposant d’utiliser des méthodes non-violentes de résolution des conflits".
Le gouvernement municipal demanda rapidement l’aide de Barter pour réaliser des réunions de médiation entre le chef de la police et les associations d’habitants des bidonvilles. Des projets rassemblèrent des jeunes des favelas et des enfants en âge scolaire des classes favorisées pour explorer des manières coopératives de faire du sport ensemble, d’apprendre l’informatique, d’acquérir des aliments frais et de soutenir les travailleurs de santé locaux. Le principe de base, inspiré de la CNV, était : "Ecouter ce que veulent les populations locales et répondre à leurs vœux plutôt que d’arriver avec des réponses préemballées".
"Dans chaque projet, la question de la violence – domestique, communautaire, policière, de gangs ou scolaire – n’était jamais loin", déclare Barter. "La plupart des jeunes ont des pères absents. Leurs mères travaillent de longues heures comme domestiques. Après l’école, les enfants traînent avec les "oncles", des adolescents employés par les gangs. Dès neuf ans, ils font déjà des commissions pour les gangs, ont un look cool et gagnent de l’argent. Pourtant, ils demandaient toujours de l’aide pour gérer leurs conflits, en disant qu’ils voulaient une vie différente."
A partir de ces premiers entretiens, Barter commença à organiser des mesures restauratives pour les situations que les jeunes et les adultes soulevaient. "C’était très efficace", dit-il. "Les gens venaient nous voir avec leurs problèmes. J’ai commencé à organiser des conférences restauratives improvisées dans les bidonvilles. Bien que j’aie lu sur le sujet de la JR au début des années 90, je n’avais pas d’autre inspiration que les principes de la CNV."
Au fil du temps, un modèle de conférence unique vit le jour, connu sous le nom de Cercles restauratifs, qui fait intervenir trois types de participants clés : l’auteur d’un fait donné, le récipiendaire de l’acte et la communauté locale. Barter a inventé ces termes – et les préfère aux étiquettes de ‘victime’ et de ‘délinquant’ – en reconnaissance de l’écheveau complexe de réciprocité que bien souvent la violence implique.
"Tous ceux qui se trouvent dans le cercle se considèrent fréquemment comme victimes et voient les autres comme coupables. Les pratiques restauratives sont précieuses en partie parce qu’elles peuvent contenir et valider la vérité de telles expériences." Barter ajoute : "Le processus parle aux gens, parce qu’il fait l’équilibre entre la responsabilité et le pouvoir de décision, et qu’il appartient à la communauté qui l’utilise. Tous ceux qui viennent à la conférence le font à titre personnel, quelles que soient leurs relations en dehors du cercle. Cela crée de la sécurité et permet de mettre en lumière notre humanité partagée."
"Une des faiblesses de ces premières conférences dans les bidonvilles", déclare Barter, "était que les accords, passés avec les meilleures intentions, se volatilisaient parfois dès que les participants avaient quitté la salle de réunion et retournaient à leur vie quotidienne. Lorsque les projets pilotes commencèrent, il fut possible de concevoir avec soin un contexte systémique pour les conférences : dans celui-ci, chaque communauté décide d’utiliser le processus et en est directement bénéficiaire, donnant ainsi au cercle et à ses résultats une validité et un sens partagé. Les plans d’action convenus sont désormais mis en œuvre à la satisfaction de tout le monde, dans plus de 90% des cas".
A Porto Alegre, dans le sud du Brésil (plus de quatre millions de personnes en région métropolitaine), le nouveau programme de RJ est une alliance entre les tribunaux, la justice criminelle qui leur est associée et les services sociaux. Un processus restauratif (la réunion du pré-cercle, le cercle lui-même et l’évaluation post-cercle) est proposé aux adolescents délinquants, soit au sein de la communauté par des services de soutien aux victimes et aux délinquants et par des organismes qui facilitent les peines au service de la collectivité, soit dans des abris ou des institutions de détention pour les jeunes. Le programme est proposé à un grand nombre de jeunes et en a formé des milliers sur les principes et pratiques de la JR. Des ateliers d’initiation à la JR sont offerts gratuitement au public. Le département de recherche de l’Université Catholique Pontificale de Rio Grande do Sul étudie l’efficacité du programme et met à disposition un site où les gens peuvent partager leurs expériences avec la RJ, dans un but de comparaison et de recherche.
Le programme de RJ de São Paulo, l’état le plus peuplé du Brésil, s’adresse également aux adolescents délinquants et est un projet conjoint des systèmes judiciaires et éducatifs, dans lequel les collectivités locales et la police s’impliquent. Ce programme est actif dans quatre villes et il est prévu de l’étendre à quinze autres. Dans la capitale (également appelée São Paulo), la plus grande ville du Brésil, tout élève qui commet un crime, s’il est de l’une des écoles secondaires entourant le plus grand bidonville de la ville, Héliopolis, est dirigé vers un parcours de Justice Restaurative administré dans le palais de justice, l’école ou la communauté locale. Dans certaines zones, la police a le pouvoir discrétionnaire d’amener un délinquant au poste ou de le renvoyer à son école où un cercle restauratif est immédiatement convoqué. Les renvois au tribunal des mineurs ont diminué de 50% depuis le lancement de cette politique.
Les deux projets brésiliens sont en expansion au sein de leur état et de nouvelles initiatives essaiment à travers tout le pays. Ces projets ont attiré l’attention des médias nationaux, ont fait l’objet d’un feuilleton télé et ont remporté des prix pour l’innovation dans les domaines de la justice et de l’éducation. Les leçons tirées de ces expériences ont été partagées en Inde, en Iran et aux Philippines. En 2008, Barter était invité comme conférencier à la Conférence mondiale de l’International Institute for Restorative Practice (IIRP) à Toronto, ce qui lui a permis de présenter ce travail à de nombreux praticiens. "Dès l’instant où juges, enseignants, étudiants, agents de loi, parents ou tout membre de la communauté concernée peuvent initier le processus, tout le monde est partant", dit Barter. "En termes de pouvoir, il s’agit d’une proposition qui ratisse large, est inclusive et donc efficace."
Sylvana Casarotti est une coordinatrice du programme de JR de São Paulo. Elle a d’abord été formée en tant que facilitatrice pour aller dans les écoles et y travailler avec les directeurs et d’autres responsables pédagogiques, afin de démontrer comment faciliter les cercles et enseigner aux écoles comment mettre en place et maintenir les systèmes de Justice Restaurative. Elle travaille maintenant en étroite collaboration avec Barter dans l’équipe chargée d’établir de nouveaux programmes de JR dans un nombre croissant d’écoles.
Casarotti a été particulièrement touchée par une situation qui impliquait une famille de 14 enfants entre 3 et 16 ans. Deux des frères furent surpris à voler la nourriture d’autres élèves pendant le déjeuner. Le doyen voulut les expulser – c’est la sanction habituelle pour un vol. Toutefois, comme l’école avait récemment mis en place un système de Justice Restaurative, il demanda à Casarotti de commencer par faciliter un cercle restauratif.
"Il y a eu plusieurs résultats très significatifs", se félicite Casarotti. Les étudiants ne furent pas expulsés. Grâce à la réunion, les circonstances véritables dans lesquelles vivaient les membres de cette famille furent connues pour la première fois par l’école : ils étaient si pauvres qu’ils utilisaient un calendrier pour décider quel enfant pourrait manger chaque jour. L’aîné des enfants était en prison pour vol de nourriture, et quand l’histoire a été connue, le juge qui avait condamné cet enfant a demandé un réexamen de l’affaire.
Non seulement le problème fut-il résolu avec les garçons et leur famille, mais les frères ont désormais une relation nouvelle et positive avec les autres élèves de l’école. A présent, lorsqu’ils ont des ennuis, même en dehors de l’école, ils abordent les autorités scolaires et recherchent des solutions avec l’aide de la Justice Restaurative. "Ils savent que ce n’est pas simplement quelque chose que les adultes et les enseignants envoient faire aux enfants", précise Casarotti. "La JR est offerte aux élèves pour qu’ils y soient initiés."
Casarotti ajoute : "Je donne ces informations à ma famille et à mes enfants, et je mesure l’intérêt d’avoir appris à écouter. Le Brésil est en croissance et regarde vers l’avenir, mais souffre d’un mode de pensée individualiste ; il est donc fondamental d’apprendre à voir l’autre personne comme un être humain. Afin d’établir une culture de paix, afin que le Brésil puisse avoir un avenir, il est essentiel pour les gens d’apprendre à dialoguer et à résoudre leurs problèmes avec la Justice Restaurative."
(L’article est paru le 20 mars 2009 / http://www.iirp.org)
« Depuis plus d’une vingtaine d’années maintenant, de nouvelles approches sont apparues en matière de règlement des conflits et de gestion de la délinquance, approches regroupées sous les multiples vocables de « justice réparatrice, Justice Restaurative, justice restauratrice, justice transformatrice ». Dans cet article, nous préférons le terme de « Justice Restaurative » plutôt que celui de justice réparatrice, qui a longtemps été la traduction la plus courante de l’appellation anglophone ‘restorative justice’. Le terme « réparatrice » nous semble trop limitatif et axé sur les notions de compensation ou de dédommagement matériel, alors que le terme « Justice Restaurative » intègre une vision plus large de la justice, axée sur le rétablissement des liens sociaux entre les parties en présence. »
Notes de traduction
Le texte ci-dessous est le résultat d'une traduction initiale de Nicolas Bagnoud, ACNV-SR novembre 2009. Pour voir l'historique des modifications depuis la traduction initiale voir l'onglet "historique" en haut de page.